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Au Grand-Duché, la représentation politique des frontaliers nécessite une vraie réforme

Au Grand-Duché, la représentation politique des frontaliers nécessite une vraie réforme
 Publié le mardi 19 mars 2024 à 07:51 - Mis à jour le mardi 19 mars 2024 à 09:56    GDL

Les travailleurs frontaliers constituent la moitié de la masse salariale du Luxembourg, mais, sous-représentés au niveau des instances politiques du Grand-Duché, ils n’ont que peu de moyens de défendre leurs intérêts. Une réforme des mécanismes de représentation est nécessaire.


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L’élection des membres de la Chambre des salariés (CSL) au Luxembourg, qui s’est clôturée le 12 mars et dont les résultats sont attendus dans les semaines à venir, met en exergue une problématique particulière au Luxembourg: la représentativité politique des travailleurs frontaliers. “Il me semble important qu'une réforme du système de représentation soit réalisée”, déclare ainsi Georges Gondon, président du conseil communal d’Etalle et spécialiste des dossiers frontaliers. 

Les travailleurs frontaliers constituent en effet la moitié de la masse salariale du Grand-Duché et contribuent ainsi pour une très grande part à sa croissance économique. Pour autant, ils n’ont pas leur mot à dire sur les réglementations luxembourgeoises qui les impactent, comme celles sur la sécurité sociale, les retraites ou les questions de mobilité, puisqu’ils ne participent pas aux élections législatives du pays.

 

Les frontaliers sous-représentés à la CSL

Les travailleurs frontaliers ont toutefois une instance où ils bénéficient de représentants: la Chambre des salariés. Depuis 1993, ils ont en effet le droit de vote ainsi que le droit d’éligibilité au sein de cette institution. Or, le rôle principal de la CSL consiste justement à intervenir au sein du processus législatif en vue de défendre les intérêts des salariés: la Chambre des députés a l’obligation de saisir la CSL pour que celle-ci rédige un avis sur tous les projets de loi ou de règlement qui concerne directement ou indirectement les salariés. Et si cet avis n’est pas contraignant, son influence est certaine. En outre, la CSL a le droit d’émettre des propositions de loi.

Mais pour que la CSL défende les intérêts des travailleurs frontaliers avec efficacité, encore faut-il que ceux-ci soient effectivement représentés au sein de la CSL. Or, comme nous le rappelions dans un précédent article, les travailleurs frontaliers y sont sous-représentés par rapport à leur poids réel: ils n’ont que 17 élus sur les 60 de l’assemblée plénière de la CSL.

Un faible taux de représentation qui s’explique en partie par le désintérêt des travailleurs frontaliers pour l’élection de la CSL: seul un quart ont ainsi participé au vote en 2019 (un tiers pour les frontaliers belges), contre plus de la moitié pour les résidents luxembourgeois - avec des conséquences inévitables sur les résultats.

Etablir un système de quota

Mais ce n’est pas la raison principale, estime Georges Gondon, pour qui il s’agit davantage d’un problème structurel. “Tout dépend de la manière dont les listes sont élaborées”, remarque-t-il, expliquant qu’un système de quota lors de l’élection pourrait être judicieux pour augmenter la représentativité des frontaliers.

“Il y a 20 ans, l'essentiel des personnes qui étaient présentes dans les structures publiques était des hommes. Aujourd'hui, des mécanismes assurent une représentation minimale des femmes”, illustre-t-il. Ainsi, “mettre en place des mécanismes dans lesquels il y a un rééquilibrage des représentations me semble avoir tout son sens”, explique-t-il.

La CSL a en outre d’autres limites intrinsèques, notamment son domaine de compétences, réduit de fait aux problématiques liées au travail, et non à l’ensemble des droits de la personne concernée. “Aujourd'hui, la CSL est essentiellement orientée vers tout ce qui est travail. Ainsi, que nous soyons travailleurs frontaliers ou résidents étrangers, nous y apparaissons en tant que travailleurs”, constate Georges Gondon. “Or, les problématiques sont plus larges que cela et il est nécessaire de réfléchir à une évolution”.

Reconnaissance du concept de frontalier

Quoique très progressivement, le Grand-Duché fait toutefois des efforts pour tenter de mieux intégrer les frontaliers. Ce fut notamment le cas avec la récente loi sur le vivre-ensemble interculturel adoptée en juillet 2023 qui a institué, en remplacement du comité interministériel à l'intégration et du Conseil national pour les étrangers (CNE), le Conseil supérieur du vivre-ensemble interculturel accompagné, au niveau communal, de commissions communales du vivre-ensemble interculturel.

Présentée alors comme un “changement de paradigme” par le gouvernement luxembourgeois, cette loi implique en effet une nouvelle approche, puisque les travailleurs frontaliers peuvent devenir membres de la commission du vivre-ensemble de la commune dans laquelle ils travaillent.

“Pour la première fois, il y a clairement une reconnaissance du concept de frontalier au sein d'une élection luxembourgeoise”, remarque Georges Gondon, aussi membre de la commission communale du vivre-ensemble interculturel de Steinfort. “Auparavant, le concept de travailleur frontalier n'était pas identifié en tant que tel. Nous l’étions, par exemple, en tant que salariés. Et il y avait une cellule qui s'appelait la commission des frontaliers au sein du CNE, dans laquelle nous étions invités en tant qu'experts pour aborder certains sujets, mais sans être membres de droit”.

Un Conseil supérieur encore à définir

Cela dit, si l’évolution est positive, les actuelles commissions communales restent par définition cantonnées aux problématiques communales. “Les préoccupations d'une commune sont essentiellement liées à son territoire - la mobilité, les infrastructures de base - et ont très peu à voir avec des matières comme la fiscalité ou la sécurité sociale”, explique Georges Gondon. 

Or, de son côté, le Conseil supérieur du vivre-ensemble interculturel, qui a quant à lui cette vocation nationale, n’a pas encore été institué. Et s’il est censé être composé par des membres désignés en partie par le gouvernement et par les commissions communales, “il y a eu très peu de communication en la matière”, prévient Georges Gondon. “Nous verrons comment cela se passe. Le ministre devait lancer des procédures d’ici la fin du trimestre, mais je doute fort que ce soit le cas, puisqu'il doit déjà fixer son plan national de vivre-ensemble. Donc tout cela semble flou pour le moment”.

“Le but n’est pas de renverser la table”

Il serait temps en tout cas que, face à la nouvelle réalité démographique et sociologique dessinée ces dernières décennies lors desquelles le nombre de frontaliers a explosé, le Luxembourg évolue, les règles de représentation en vigueur n’étant manifestement plus adaptées. “Le but n’est pas de renverser la table”, assure toutefois Georges Gondon. “Créer une chambre des salariés spécifique aux frontaliers n’aurait pas beaucoup de sens”, considère-t-il ainsi. 

Mais une réforme est nécessaire, même si celle-ci devrait prendre du temps à advenir. “Le début de la résolution d'un problème, c'est d’identifier celui-ci. Je pense que nous en sommes là.” Aux politiques, désormais, de s’en saisir et d’apporter des solutions.


Pierre Pailler